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Vieillesse et contrôle social : entre autonomie et dépendance

Les personnes âgées n’échappent pas à l’arsenal des normes sociales prescriptives et elles sont la cible de normes spécifiques de conduites correspondant au collectif d’âge auquel elles appartiennent. Le contrôle social joue ainsi un rôle comme corpus d’exigences normatives de régulation sociale en vue de maintenir une certaine cohésion sociétale, et comme réducteur de déviance afin d’assurer l’homogénéité des comportements pour le groupe « personnes âgées ».

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Le concept d’autonomie en gérontologie tient en grande part sa légitimité d’une acception dévoyée et d’une utilisation dans un cadre polémique. L’autonomie serait le contraire de la dépendance et permettrait d’offrir une vision positive de la vieillesse en opposition avec la vision incapacitaire et déficitaire de la dépendance. Dans la mesure où la dépendance et l’autonomie sont conçues, forgées, utilisées comme des contraires, la dépendance devient une perte d’autonomie et, ce faisant, passe d’un accompagnement, d’un soutien, d’une prise en soin, bref, d’un lien obligé pour agir, à un transfert du pouvoir de décision. Cette « erreur de traduction » a des conséquences redoutables[1]. Il ne reste alors plus guère de place au grand âge pour l’expression de son autonomie comme « celui qui se donne lui-même ses lois »…

En fait, on peut aborder de deux manières essentielles le contrôle social et l’autonomie dans le champ gérontologique.

Le diktat du bien-vieillir

Si l’on prend pour point de départ le contrôle social entendu comme « l’ensemble des sanctions positives et négatives auxquelles une société recourt pour assurer la conformité des conduites aux modèles établis[2] », on peut alors s’arrêter sur le diktat du bien-vieillir qui par son appellation même interpelle sur l’autonomie/dépendance. Voilà un modèle du genre puisqu’il vient s’insinuer dans les moindres recoins de la vie quotidienne afin de prescrire sur un mode fortement impératif tous les comportements et les règles d’hygiène de vie conformes « à votre âge », selon la formule elliptique.

L’espérance de vie qui agglomère en tous sens les caractéristiques des « bons comportements » est de ce point de vue une arme fabuleusement efficace. Bien vieillir ! Valeurs et principes puissants habillant nos manières de vivre, manières de vieillir, érigées en modèles. Sous le couvert de conseils utiles pour la santé et le bien-être, l’injonction d’autonomie est radicale. Elle prend pour mot d’ordre « Interdit de vieillir », qu’on l’entende d’ailleurs comme volonté, conditionnement, leitmotiv, injonction sociale ! Car si votre vieillesse n’est pas conforme à cette injonction sociale, vous n’êtes plus tout à fait autorisé à vivre ! L’interdit de vieillir, contrainte idéologique ou répressive, vous enjoint à un choix binaire : être jeune ou ne pas être… Cette alternative est bien entendue : le suicide des personnes âgées a deux caractéristiques : il est considérable et la parole publique sur le phénomène est un murmure…

Cette violence de la pression qui s’exerce afin d’obtenir une conformité à la norme a des origines multiples et convergentes. Le marché du troisième âge, une politique publique[3] d’invocation et d’injonction peu gourmande en deniers publics, des messages faciles à construire pour une diffusion médiatique, un étayage clair ou subliminal du discours sur la peur de la peste du XXIe siècle – la maladie d’Alzheimer – et son cortège de troubles identitaires, d’errance et d’incapacités… Vous devez rester actif et vous conformer aux observances comportementales édictées par un corpus de connaissances scientifiques et pratiques. Vous serez payés en retour, n’en doutez pas. Les bénéfices annoncés tiennent tout entier dans la formule alchimique de l’espérance de vie si vous avez respecté les doses…

Autonomie et dépendance

Si l’on prend pour point de départ la confusion entre dépendance et perte d’autonomie, entre besoin d’aide et capacité décisionnelle, alors la situation est absolument inversée.  Cette véritable révolution s’opère dès lors qu’apparaissent des symptômes qui signent une incapacité pratique ou des troubles cognitifs. L’injonction d’autonomie se métamorphose en une exigence d’abandon de l’autonomie. Déficiences, incapacités et handicaps en alimentant malencontreusement une dépendance magmatique lui offrent une surpuissance stigmatisante : ne plus pouvoir agir par soi-même dans le grand âge engage le verdict de la perte d’autonomie. Ici, à titre individuel, votre état vous en prive et il s’agirait donc d’un évident constat ; là, pour le grand âge en général, il s’agit d’une précaution à des fins de protection.

Alors s’ouvre un vaste domaine de réflexion sur le droit au choix et le droit au risque au grand âge. Le contrôle social va s’exercer ici à partir de la représentation de la vieillesse, de l’idéologie sécuritaire masquée par une perte de discernement qui semble être une sorte de seconde nature de la vieillesse… Quand le contrôle a bien fait son œuvre, le corps social obtient une réduction de l’univers existentiel du vieillard « aux actes élémentaires de la vie quotidienne », selon la formule employée pour calculer… le niveau de dépendance.

La privation du droit au choix et au risque : symptôme du contrôle et de la négation de l’autonomie

Le droit de choisir et de prendre des risques est dénié à ceux qui incarnent la vieillesse et ce d’autant plus qu’ils sont touchés par des déficiences et des incapacités. Il s’agit là d’un véritable système construit sur une convergence des politiques sociales, des représentations sociales, des effets de la judiciarisation de la vie quotidienne et de l’évolution technicienne de l’action gérontologique.  Cette force sociale a une fâcheuse tendance à limiter les droits, à développer des interdictions. Ainsi en est-il du choix et conséquemment du risque, non seulement incompatibles avec l’idée que nous nous faisons du grand âge, mais encore mettant en cause la responsabilité de ces tiers qui les prennent en charge, professionnels et entourage. Que dire de cette étrange relation entre vieillesse et société qui semble nous révéler son sens au travers du choix et du risque ?

Une inversion des rapports d’autorité peut alors être observée et sa manifestation la plus tangible sera la prise de pouvoir de l’entourage sur les conditions de vie de la personne. Tout fonctionne comme si elle était dépouillée de son propre projet de vie, qu’elle devait désormais se soumettre aux desseins et aux exigences des proches ou des professionnels, condamnée à enfouir ses désirs jusqu’à les trouver incongrus, superfétatoires, inexprimables… Il y a derrière ce coup de force, une sorte de compression de l’existence de celui qui a trop longtemps vécu, une mise entre parenthèses des trois quarts de sa vie qui ne donne à voir que la portion congrue de l’individu. Cette lecture sociale de la vieillesse s’apparente à une jivaroïsation. Le parcours de vie s’efface au profit de quelques éléments caricaturaux, mais pas n’importe lesquels. Selon l’idée tenace qui veut que la vieillesse soit un retour à l’enfance, seuls les aspects qui viennent confirmer cette ritournelle semblent s’imposer à nous. Être vieux nous condamne, aux yeux des autres, à un syndrome psychopathologique : le puérilisme.

Contrôle social et autonomie : la déconstruction de l’individu

Le contrôle social qui participe à la négation de toute autonomie aux personnes très âgées ou atteintes de troubles cognitifs met non seulement à mal la reconnaissance d’autrui, mais constitue également un obstacle pour que cet autrui poursuivre son accomplissement. Axel Honneth considère que la réification a deux étiologies sociales : lorsque les personnes pratiquent une action sociale dans laquelle la simple observation d’autrui devient une fin en elle-même et, d’autre part, lorsque les personnes se laissent conduire par un système de convictions (stéréotypes, attribution…). Il rappelle que la reconnaissance précède la connaissance : pour que je puisse objectiver le monde, il faut que je prenne conscience d’abord de la pluralité des perspectives sur le monde. « La réification au sens de l’ « oubli de la reconnaissance » signifie donc que, dans l’accomplissement du processus de la connaissance, nous cessons d’être attentifs au fait que cette connaissance doit son existence à une reconnaissance préalable »[4]. Chaque singularité comme perspective sur le monde nous construit.

Et ce sont bien les choix que nous faisons qui signent notre singularité, nos choix qui sont l’expression de nos projets, cette capacité de projeter notre personnalité – désir, identité – dans le monde. Le projet est un moi qui se distend par anticipation. C’est le symptôme le plus expressif de la singularité. Le projet est une anticipation qui met en jeu le choix et le risque. Même dément, le désir s’exprime et le projet prend forme avec ses anachronismes et ses ubiquités… Nous restons des sujets de droit, des sujets partiellement libres, des sujets parcourus de désirs (frères de la volonté dans l’ordre de la rationalité). Et le désir signe ce vers quoi nous tendons : des projets de rencontres, de gourmandises, d’oubli, d’éloignement des sources de désagrément… Nous ne sommes rien d’autre que cela. Mais alors que la majorité l’exprime par la voix de la rationalité, d’autres nécessitent un effort de reconnaissance de notre part pour que leur singularité puisse éclore dans un projet, fut-il immédiat[5].

On peut comprendre alors que ne pas pouvoir le choisir c’est prendre le risque d’un effondrement psychique, d’un désintérêt pour le monde, d’une errance intérieure, d’un sentiment d’isolement. On peut en mesurer l’impact avec des études montrant que les résidents ayant eux-mêmes demandé à entrer en établissement ont survécu plus longtemps que ceux qui y ont été « placés ». D’autres études ont montré que la détérioration de l’état de santé après institutionnalisation était directement corrélée au niveau de participation et de maîtrise du résident sur son entrée en structure. L’importance du choix du lieu de vie peut également être mis en évidence grâce aux stratégies psychiques coûteuses, mais nécessaires, que les individus mettent en œuvre en entrant dans des établissements[6]. Doit-on s’étonner que la personne finisse par se sentir étrangère au monde, dans le regard des autres puis à soi-même… N’est-ce pas là l’alchimie nécessaire au délitement identitaire ? Le sentiment de perte de sa liberté conduit souvent à deux extrêmes : le rugissement de la fureur et le désintérêt au monde. Ne sont-ce pas là des symptômes de la démence et de la dépression ? Ces conséquences ne sont-elles pas de même nature que les causes que l’on supputait ?

Refus et déni d’autonomie : le paradigme de la relation vieillesse / société

La relation que notre société entretient avec la vieillesse est ambiguë et génère un malaise, un sentiment de gêne… En fait, la vieillesse serait un risque diffus, un générateur de tension sociale, un catalyseur de peurs collectives et archaïques qui resurgiraient face à quelque chose de l’ordre de la menace dont les protagonistes ne saisissent pas les enjeux. Qu’est-ce donc qui effraye ce monde moderne prométhéen ? La naissance d’un nouveau Frankenstein ? Peut-être est-ce bien cette chimère dont nous nous illusionnons en reléguant indéfiniment les figures de la vieillesse, en formulant cette injection paradoxale, être jeune et être vieux tout à la fois…

La société tout entière expose sa schizophrénie à l’égard de la vieillesse et de ses incarnations. Ici le senior doit être parfaitement indépendant ; là le vieillard n’est plus qu’une dépendance mise en équation incapacité/coût/durée.  C’est le contrôle technique qui vous dira si vous avez encore le droit de rouler avec votre vieille carcasse. La question n’est plus de savoir si l’on vieillit mais où afin que l’on puisse vous préciser s’il s’agit d’une poursuite de l’accomplissement de soi ou d’une épreuve où la violence le dispute au mépris.

Jean-Jacques Amyot

Psychosociologue, directeur de l’Oareil à Bordeaux, chargé de cours, universités de Bordeaux 2 et 3


[1] Jean-Jacques AMYOT (Sous la direction) Guide de la prévention et de la lutte contre la maltraitance des personnes âgées, Paris, Dunod, 2010

[2] Guy ROCHER, Introduction à la sociologie générale. L’action sociale, Paris, Seuil, Points, 1968, p. 55

[3] Philippe Bas, alors ministre, a lancé en 2007 le Plan bien vieillir

[4] Axel HONNETH, La réification. Petit traité de théorie critique, Paris, Gallimard, 2007, p. 82

[5] Jean-Jacques AMYOT, Annie MOLLIER. et al. Mettre en œuvre le projet de vie dans les établissements pour personnes âgées, Paris, Dunod, 2e édition, 2013

[6] UNIORPA, Choisit-on d’entrer en établissement pour personnes âgées ? Enjeux éthiques et pratiques, 2010

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